Je ne prends aucun malin plaisir dans la chasse. Je ne ressens ni l'excitation, ni la jubilation du vampire, encore moins la hargne ou la férocité du loup-garou. Je la pratique par devoir, par abnégation pour un peuple que je me suis promis de protéger. Les miens ; les humains. Chaque nuit, j'ai conscience de flirter avec les limites. La décharge d'adrénaline qu'elles me procurent révèle mes sens et mes instincts les plus profonds. Je sais qu'en une fraction de seconde, de chasseur je peux devenir chassé. J'ai renié la sécurité, épousé ma mortalité pour me sentir vivant. Et je ne me sens vivant qu'au contact du danger.
J'ai conscience de mes faiblesses, de ma frêle condition humaine. Mes ennemis aussi. C'est ce qui les perdra. J'attrape une flèche dans mon carquois sans ralentir ma course. Un faux pas et je suis un homme mort. Il m'en reste encore douze. J'ai tiré la première pour attirer l'attention de la créature. La seconde pour le mettre en confiance. Celle-ci scellera mon destin. Je visualise le terrain, compte mentalement pour être sûr de mon coup. A trois je me retourne et décoche un tir dont j'ai le secret. Directement sur son œil gauche. Il fait un pas sur la droite pour esquiver le projectile, fort de sa rapidité... et les farouches mâchoires du piège se referment sur sa cheville dans un "clac" synonyme de réussite. Et de survie. Le loup hurle. Les dents de la machine sont en argent, héritage de mon père. Sous son visage parfaitement humain se cache un animal insatiable. Une bête sans retenue, incapable de contenir ses plus bas instincts. J'avais des soupçons depuis des semaines. Je le traque depuis des jours. Il a blessé plusieurs humains durant ses excès de rage incontrôlable. Voyons si je peux lui apprendre à tempérer ses ardeurs.
- Tu t'en es pris à deux nouvelles personnes cette semaine. Ça doit cesser. Je suis incapable de déterminer si l'affreux borborygme qui s'élève dans les airs est un rire ou un grognement. La bête ne me prend pas au sérieux. J'empoigne ma quatrième flèche, l'encoche et l’empale dans son genou. Je n'ai pas le temps pour ces plaisanteries. Tout comme mon piège, les pointes de mes armes sont forgées à partir d'un métal des plus nobles. Je ne prends aucun plaisir à torturer ma proie. Je fais ce qui est nécessaire.
- Contrôle-toi ou disparais...Avec habilité j'arme une nouvelle fois mon arc et ma flèche frôle sa joue, y dépose une caresse riche d'un filet écarlate.
- ... ou la prochaine sera plantée entre tes deux yeux. Je le fixe tête baissée, sous la capuche dissimulant mon identité. Je ne cesse de brouiller les pistes olfactives à chacune de mes sorties mais les sens des créatures que j'affronte dépassent l'entendement. Tôt ou tard, mes travers et les ombres que je traque finiront par me rattraper. Dieu seul sait ce que je ferai alors. Je n'ai ni leur force, ni leur agilité ou leur endurance... mais je suis rusé et entraîné. Je suis plus qu'un chasseur, je suis un protecteur. Et ce combat est devenu ma nouvelle réalité.
J'ai grandi au sein d'une famille pour laquelle la normalité est une illusion éphémère. Aîné de six jeunes frères et sœurs, j'ai rapidement découvert le sens des responsabilités et tout ce que ça implique.
Jamais de temps à me consacrer, ma mère était sans cesse débordée... Et ça ne s'est pas arrangé avec les années. Lorsque les pleurs des petits derniers se mêlaient aux crises d'adolescence des premiers nés, la maison devenait un champ de bataille où régnait l'animosité. Une ambiance qui ne s'éternisait jamais, les ardeurs des uns calmées par les cris vociférés de mon père exaspéré. Alexander, notre père, n'était pas réputé pour sa patience et sa tendresse. Non, Alexander Carragher était connu pour sa folie et sa paranoïa maladive. Il prétendait voir des êtres, non, des choses. Des choses dangereuses rôdant dans la nuit, désireuses de s'en prendre à nous. Auprès de notre entourage, il passait pour un cinglé. Un de ces complotistes aliéné à l'esprit embourbé de scénarios apocalyptiques et fatalistes. Nous n'abordions que rarement le sujet au sein de notre fratrie. Parce que nous craignions sa réaction. Parce que sa colère se déversait trop souvent sur nous. Sur moi. Père était un éternel incompris et lorsque l'on refusait d'admettre le danger qui pesait sur nous, il commençait à tout renverser, à tout dévaster. Des papiers au début, de la vaisselle, des chaises puis cela se concluait par des poignets violemment serrés, des coups parfois involontaires, parfois dictés par l'impulsion du moment. Jamais je ne l'ai laissé toucher une autre personne que moi. C'était mon devoir d'aîné de les protéger. Et ma manière d'expier ma culpabilité. Je ne l'avais jamais avoué mais les démons qui hantaient l'obscurité, je les voyais aussi. Je partageais ce cauchemar irréel qui avait changé, traumatisé, mon père durant toutes ces années. Mais je me taisais. Alexander était un fou, un paria de la société. J'étais terrifié à l'idée d'annoncer à ma famille ces illusions que mes yeux perçaient. Alors je les fermais ou les détournais, me convainquant que ce n'était qu'un rêve, pensant à chacun de mes frères et sœurs. Un père cinglé était assez. Ils n'en méritaient pas plus à supporter.
Mes plus grandes années d'études furent sans conteste les meilleures années de ma vie, baignées d'innocence et d'immaturité. L'ambiance a la maison avait changé, comme si mon père avait trouvé un expiatoire à tous ses péchés. Au lycée je confirmais ma passion pour la littérature, baignant depuis toujours au milieu des livres de la librairie de père, et c'est tout naturellement que je m'engageais dans un tel cursus à l'université. Le jeune homme que j'étais profita de tous les déboires de la société. Mes fréquentations laissaient à désirer mais je ne pensais alors qu'à m'amuser. Et même s'il me fallut quelques temps et quelques dérapages indésirés pour me remettre sur le droit chemin, je ne regrette rien, pas même mes plus mauvaises idées. D'une certaine manière, ce sont elles qui m'ont forgé.
J'ai commencé à travailler à la librairie lors de ma troisième année d'université. Père avait besoin de renfort pour l'aider, pour combler ses absences incongrues. Des commandes spéciales, des livraisons, tout était bon pour justifier ses manquements au planning. Je l'ai longtemps soupçonné de mener une relation extra-conjugale mais ce pressentiment s'avéra non fondé. Son secret, je finis en revanche par le percer une soirée d'été. Le livreur que nous n'attendions plus finit par déposer la commande de la semaine malgré l'heure tardive. Je rejoignais mon père dans la réserve, les bras chargés des lourds colis contenant les nouvelles acquisitions pour la boutique. Le spectacle que je vis alors me décrocha la mâchoire. L'une des bibliothèques était "ouverte" telle une porte battante. Je m'avançais à pas feutrés. Mon père penché en avant fouillait à l'intérieur d'une malle renfermant des armes de différents calibres. La petite pièce ne faisait pas plus que quatre mètres carrés. Tout juste de quoi contenir un établi, un coffre, des étalages et des étagères incrustées aux murs présentaient des arcs, épées de toutes tailles et pièges en tout genre. J'en laissais tomber ma petite cargaison, l'alarmant et me retrouvant collé contre le mur, un poignard sous la gorge en moins de temps qu'il n'en faut pour dire "mon père est un serial-killer". Le regard qu'il me jeta était sans équivoque: je n'étais pas le bienvenu ici, mais je ne pus m'empêcher de lâcher quelques mots
"c'est avec ça que tu les traques..." Ses yeux perçaient les mensonges que je cachais depuis des années
"... les monstres..." Et je devinais alors que ma vie venait de changer à tout jamais.
Père n'en revint pas que je possédais le don de seconde vue, comme il l'appelait. Tout excité comme un gamin, il m'inonda d'informations qui me firent d'abord sourire, puis grincer des dents. Non il ne traquait pas les démons que je voyais. Cette tâche était réservé à une race de chasseurs ancestraux. Nous humains, n'avions pas les moyens d'abattre ces monstres. En revanche il y avait bien d'autres créatures qui foulaient nos villes et nos rues, vampires, lycans, sorciers... Le monde obscur était bien réel, et dangereux. Il protégeait les humains et il voulait m'enrôler dans sa croisade personnelle. Et j'acceptais ; peut être convaincu au fond de moi qu'il ne s'agissait que d'un jeu ou d'une farce. La tentation était trop forte. Je voulais voir l'envers du décor, prendre part à ce qui ressemblait à une aventure extraordinaire. Quel grand naïf je fus...
Père avait toujours été extrême dans ses actes et ses paroles. Sa paranoïa n'avait rien arrangé. Il était réellement cinglé, avec ou sans démon. Il me fit suivre un entraînement intensif, aux allures de mises à mort si vous voulez mon avis. Chaque nuit était rythmée par une série d'exercices physiques destinés à améliorer ma condition. A chaque erreur, les coups étaient réels. Il m'encouragea à suivre des cours de boxe ; un parfait alibi pour les blessures. Il m'apprit l'art du tir à l'arc et du combat. Plus impliqué et violent que jamais. Et lorsqu'enfin il fut satisfait du résultat, il m'invita à boire un verre pour relâcher la pression. J'aurais du me douter qu'il avait une idée derrière la tête. Je n'avais même pas bu la moitié de ma bière qu'il provoquait un groupe de jeunes en mon nom. Un test. Alors sur la défensive, m'interdisant de rendre les coups que je recevais, je ne saurais dire combien de verres d'alcool me furent nécessaire pour anesthésier mon corps à la fin de cette soirée. Mon père était un taré. Et un salaud.
Je m'entraînai durant une année, refusant pour autant d'abandonner mes projets et l'université pour un vieux fou. Alexander et moi nous couvrions mutuellement pour ne pas éveiller de soupçon. Nous menions le même combat mais nous n'avions pas les mêmes valeurs. Plus le temps passait, plus mon père s'enfonçait dans la haine et l'obscurité. "Ce sont tous les mêmes." "Ils finiront par nous tuer. Tuons-les avant." Nous nous disputâmes encore et encore puis nous prîmes deux chemins différents. Je voulais protéger les humains. Il voulait tuer leurs prédateurs. La justice avait laissé place à l’iniquité. Il s'était perdu et je n'avais ni l'envie, ni le temps de ramener un homme tel que lui dans le droit chemin.
Je me sens toujours coupable de moi-même mais je n'ai jamais autant aimé notre maison que depuis les absences répétées de notre père. Comme si l'ont m'avait ôté un poids oppressant de la poitrine. Et pourtant, cette nuit je m'en souviendrais toujours dans les moindres détails. Les sirènes, les lumières, les inspecteurs. Ils nous réveillèrent tous et le ventre noué par la nouvelle qui allait tomber, j'intimais aux plus grands d'éloigner leurs cadets du salon. "Mrs Carragher, votre mari a été arrêté pour homicide il y a moins d'une heure." Le visage crispé, je ne laissais rien transparaître. Ça lui pendait au nez. Avait-il seulement pensé à sa famille une seule seconde ? Qui allait subvenir à nos moyens ? Qui allait devoir supporter l'enquête qui ne manquerait pas d'être ouverte ? Je le haïssais pour ce qu'il nous faisait subir. Mes informations couplées à celles communiquées par la police concordaient: aveuglé par sa haine, père avait manqué sa cible. Il avait assassiné une femme d'une quarantaine d'année. Lui qui avait juré de protéger les siens. Mensonge. Encore et encore.
Je fus interrogé à plusieurs reprises par les inspecteurs. Je ne leur cachais ni la violence, ni la paranoïa de mon père mais je niai avoir une quelconque idée de ses agissements. Il fallait que je continue mon combat. Protéger les miens, protéger les humains. Pour que mes frères et mes sœurs échappent à cet enfer. Les protéger de tous. Humains, vampires, lycans, nephilim... Je me fichais de savoir à qui j'avais à faire. Tous ceux qui s'en prennent à des innocents sont mes ennemis. Je ne partageais pas les a-priori de mon père. Je ne commettrais pas les mêmes erreurs.
Nous fûmes plus soudés que jamais au sein de notre famille. Il nous fallait être solidaires pour nous en sortir, bien que je sentais le poids des mensonges s'alourdir. Mais que pouvais-je faire d'autre ? Nous reprîmes la librairie. L'une de mes sœurs en devint la propriétaire officielle mais nous mettions tous la main à la patte quand nous le pouvions. Diplômé de littérature, j'obtins après de longues et fastidieuses démarches un poste d'enseignant à l'université. J'avais toujours eu une entente naturelle avec un public jeune - grand frère d'une fratrie nombreuse oblige - et je me sentais particulièrement à l'aise dans mon rôle de professeur. Si seulement les miens pouvaient me voir aujourd'hui, ils ne le croiraient pas...
Après une longue pause due à l'enquête, je repris petit à petit mes activités nocturnes, principalement de la surveillance et de la prévention. Je découchais régulièrement de la maison et j'éveillais les soupçons des miens. Lorsque notre mère se joignit aux interrogations répétées, j'eus le malheur de lâcher un nonchalant
"Je... Hum... Je vois quelqu'un..." Mais quel idiot. Comme si ma vie n'était pas assez compliquée telle qu'elle... Je vous laisse imaginer le tableau. Moi, mon job de prof, mes coups de main à la librairie, ma vie à la maison, mes activités nocturnes et ma petite amie imaginaire. La liste de mes secrets n'en finissait plus mais la vérité était inavouable. Je devais les protéger de ce monde dont il ignorait tout et de ses travers. Je n'avais pas le droit de gâcher leur vie par égoïsme. Alors je dormais régulièrement chez Clea. Clea a vingt-huit ans. Elle est brune aux yeux clairs, déteste la technologie et les réseaux sociaux et elle a deux chats. Elle est comptable, l'on s'est rencontrée à la bibliothèque alors que je faisais des recherches pour mes cours et surtout, Clea n'existe pas. Formidable.
- Est-ce que tu continues de travailler à la librairie ? - Bien sûr... On n'allait pas laisser tomber la librairie familiale.Nous nous dévisageons en silence. Nous sommes les seuls à comprendre ce sous-entendu. Mon père hoche doucement la tête:
- Bien... Bien...Toute la rancœur du monde ne suffit pas à m'ôter cette culpabilité qui me ronge en le voyant si misérable dans son accoutrement de détenu. Il repassera bientôt devant le juge mais nous ne nous faisons aucune illusion ; lui-même n'a pas cherché à nier son implication.
- Prends soin de ta mère, m'ordonne-t-il.
Et de tes frères et sœurs.Je grince des dents.
- Je refuse d'entendre ces mots sortir de ta bouche. Il fallait y penser avant. Je me lève et fais signe à l'agent m'accompagnant que je désire sortir. Evidemment que je vais prendre soin d'eux. Ils sont toute ma vie. Je ne sais pas combien de temps je vais encore pouvoir mener cette double vie. Les mensonges et les secrets me torturent mais je n'ai pas le choix. C'est la voie que j'ai choisi et je mettrais tout en oeuvre pour ne pas m'en éloigner.